vendredi 10 juillet 2015

Jean Christophe Bailly : Le dépaysement. Voyages en France. Saint Etienne : Illustration (suite 5)

A l'ordinaire de vies pliées par le travail, ils [les jardins ouvriers] ajoutaient une sorte de surplus, mais d'essence différente, fonctionnant comme un bief détournant l'énergie. Sans doute. mais dans le même temps, c'est à dire dans le temps de ces heures justement à jardiner - et à rêver - , quelque chose d'autre que cette simple dérivation ou ce simple apaisement est venu et s'est peu à peu  imposé : via les gestes mêmes du jardin et les régimes d'objets qui les accompagnent, ce qui s'est construit, loin de toute volonté d'édification comme de tout cadre institutionnel, c'est aussi une sorte d'utopie, d'utopie concrète aux contours incertains - non pas le système tout entier proposé d'une refonte, mais des suites fragmentées de marques légères indiquant souplement, discrètement une autre façon d'habiter la terre.


Ici rien ne doit être amplifié ou idéalisé : il ne s'agit que de petites surfaces, qui sont des surfaces de repos, des sortes de parenthèses, mais lorsque ces surfaces sont laissées à elles mêmes, c'est à dire à la conduite inspirée qui a fait d'elles, malgré tout, des tentatives ou des paliers contemplatifs, alors quelque chose se dessine, qui est à peine plus qu'un givre ou une poussière, mais qui suffit pourtant à emmener assez loin, c'est à dire entre la terre habitée poétiquement, dont un jour, dans un poème, Hölderlin vit s'ouvrir la certitude, et ce "rêve d'une chose" dont Pasolini (1) fit le titre d'un livre, rêve qui [ . ] désigne si on veut bien l'entendre, tout ce qui, du sein d'une époque, cherche à s'arracher à la pesanteur et à la répétition.
 Cela donc, oui, ce "rêve d'une chose" sur les lieux mêmes d'une toute petite hypothèse de curé, mais qui aura vu dans une éclaircie, la joie du travail non aliéné, rencontrer des contenus des matières.


(1) Pier Paolo Pasolini
Le rêve d'une chose
Première parution en 1965
Trad. de l'italien par Angélique Lévi

Collection L'Imaginaire (n° 201), Gallimard

Parution : 11-05-1988

Nini Infant, Eligio Pereisson et Milio Bortolus se lient d'amitié pendant la fête du lundi de Pâques 1948, dans un village du Frioul. Ils se sont rencontrés sous le signe de l'ivresse, ils se retrouveront plus tard sous celui des illusions perdues : Nini et Eligio reviennent de Yougoslavie, Milio de Suisse. La nostalgie de l'Italie et la faim les ont fait rentrer au pays. Ils participent aux manifestations organisées par les communistes contre les grands propriétaires terriens, remportent une victoire provisoire et vivent ainsi une alternance de moments de joie et de drame. Avec eux et la famille Faedis, avec les histoires d'amour et les deuils, c'est une double chronique que Pasolini nous livre – celle des petites gens du Frioul, celle de la jeunesse, habitée par un rêve imprécis : le rêve d'une chose.

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